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22 janvier 2011 6 22 /01 /janvier /2011 20:16

La nuit de la Marne

Nous quittons donc le Bois-du-Roi, le 12 juin, vers 20 heures. Après la sortie du bois, nous retrouvons les vastes champs plats, les blés magnifiques, le bétail qui erre, abandonné. Nous sommes heureux de revoir un ciel découvert, et non des frondaisons sur nos têtes. De toutes les cornes de bois, de tous les couverts, on entend et on voit de nombreuses batteries cracher avec violence. C'est le bombardement le plus intense que nous ayions vu. Nous apprendrons le lendemain que notre artillerie a brisé une attaque avec chars qui aurait empêché notre retraite. Nous marchons vers le sud. La 6 est en queue du bataillon, avec mission de protéger le repli. L'itinéraire prévu porte: Boissy-Fresnoy, Sennevières-Chèvreville, Brégy, Gesvros, Monthyon. La marche est longue. Elle nous paraît interminable. Le chemin est encombré par des autos, des chenillettes, des camions. Ces convois nous coupent à chaque instant. La liaison devient impossible avec la tête du bataillon. De surcroît, des canons de 25, conduits par des Polonais, s'incrustent dans la colonne. On marche, on marche... Nous passons sur des terres labourées, indéfiniment, ce qui est très fatigant. Au bout de plusieurs heures de cette marche harassante, sans possibilité de pause, nous ne sommes plus que des automates. Et nous marchons toujours dans la nuit...

Quelques hommes, qui pensent que Monthyon n'est plus bien loin, et persuadés qu'ils pourront nous rejoindre le lendemain, se laissent tomber au bord de la route, épuisés. Nous ne les verrons plus. Le lieutenant Ramel dit au lieutenant Galy: «De ma vie, je n'ai fait quelque chose de plus dur». Et l'on marchait toujours... Enfin une pause. Le capitaine Champeaux convoque les commandants de compagnie. C'est pour leur apprendre une nouvelle affreuse: les Allemands ont passé la Marne à Chateau-Thierry. Il n'est plus question de Monthyon. Il faut gagner la Marne à marche forcée, et la passer à tout prix. C'est encore 20 kilomètres à faire, au moins. La devise est, dit le capitaine Champeaux: «Marche ou crève». Il est minuit. On marche sans arrêt depuis plus de quatre heures. La plupart des hommes ont déjà jeté leurs affaires personnelles pour garder seulement leur arme et leurs cartouches. Tout le monde, officiers compris se relaie pour porter les FM. Après toutes les fatigues précédentes, cette nuit est une épreuve terrible.

Et pourtant, il faut marcher. Le lieutenant Galy opine que nous arriverons en morceaux et qu'il vaut mieux, prenant une allure raisonnable, risquer d'être pris, mais avoir des chances d'arriver en état de combattre. Mais l'ordre est de repartir. Le capitaine met tout le monde au courant de la situation. Pas un cri. Chacun a compris. «Marche ou crève»...

Nous avons marché sans arrêt jusqu'à cinq heures du matin. De ces heures, nous gardons le souvenir d'un cauchemar. Des hommes tombaient sur le bord de la route. D'autres, s'agrippaient aux véhicules et se faisaient traîner, n'en pouvant plus. Personne ne peut plus se rappeler les villages traversés dans cette nuit affreuse. Et le capitaine pense avec désespoir qu'il avait, jusque-là, une belle compagnie, capable de se battre, et qu'il n'a plus qu'une lamentable colonne morte de fatigue, avec des hommes gagnés par le découragement, sur une route inconnue...

La nuit de la Marne!

A cinq heures, à Prenchard, aux environs de Meaux, le capitaine qui n'a plus aucune liaison avec le chef de bataillon, qui n'a plus reçu d'ordres, qui sait seulement qu'on va «sur la Marne», décide de nous donner une demi-heure de repos. Nous ne sommes plus qu'une soixantaine... Et l'on s'endort sur le trottoir, devant les maisons abandonnées.

Puis l'on repart. Nous traversons Meaux. Nous n'avions pas vu de ville depuis... Landerneau. Etrange impression, dans cette ville vide, aux maisons fermées, avec quelques cadavres gisant dans les rues. Des isolés errent de partout, cherchant leur unité. Nous passons la Marne, la fameuse Marne derrière laquelle il fallait arriver à tout prix. Pas de trace du bataillon.

Le capitaine a appris, par hasard, que le régiment doit s'installer dans la boucle à l'ouest de Meaux. Il envoie le lieutenant Sauer en reconnaissance, à bicyclette. Nous nous planquons, en attendant, dans les fossés d'une grande route: celle de Paris, où les Allemands devaient arriver le lendemain. Il y a douze heures que nous marchons. Le lieutenant Sauer revient sans avoir trouvé trace du régiment. Le capitaine décide, alors, de quitter la grande route, et de suivre la Marne, qui nous protège de toute surprise, d'autant mieux qu'elle est doublée d'un canal. Bien nous en prit. Car nous apprendrons plus tard que quelques retardataires, qui nous cherchaient sur cette grande route, ont été faits prisonniers dans l'après-midi!

Nous arrivons à Mareuil-les-Meaux, joli village aux maisons égayées de roses. Et nous y trouvons le commandant Péraldi, du 1er bataillon, avec le capitaine Rabilloud. Enfin, nous voici dans le secteur du régiment! Le capitaine installe ce qui reste de la compagnie à la gauche du 1er bataillon, en position défensive, sur le canal. Le lieutenant Sauer, chargé d'aller reconnaître le terrain en avant, essuie une rafale.

Laissant la compagnie au lieutenant Galy, le capitaine part en vélo, avec Bicheron, à la recherche du PC du bataillon. Vers 16 heures, apparaît la camionnette de la compagnie avec l'adjudant Vernet, et des vivres. Il apporte aussi de bonnes nouvelles: c'est le capitaine qui l'envoie pour nous dire qu'il va nous faire transporter en camions à nos nouveaux emplacements. Jamais l'adjudant Vernet ne fut accueilli avec plus de joie. On mange. Deux camions arrivent. Nous nous y entassons, et à 18 heures, nous débarquons à Condé-Sainte-Libiaire, où le capitaine a déjà reconnu les emplacements.

 

Et la retraite continue…

Condé-Sainte-Libiaire est un ravissant village de banlieue, plein de villas fleuries et de «guinguettes au bord de l'eau». Mais il n'y a plus d'habitants. Tout le monde a fui. L'ennemi n'est pas encore là. Les sections sont installées entre la Marne et le canal. Chacune a une villa ou deux, où l'on peut se reposer quand on n'est pas de vigie. On prend la garde avec l'espoir, quand la nuit tombe, de passer une nuit tranquille. Et l'on pense être utile, dans la protection de Paris, car nous ne savons pas que l'ennemi va y entrer dans quelques heures. A 21 heures, les chefs de sections reçoivent du capitaine le papier suivant «Je reçois à l'instant l'ordre de relève pour 22 heures». On se prépare quand arrive un autre ordre: «21h30. On me prévient que les ordres précédents sont annulés, mais il faut s'attendre à un repli sur le Grand-Morin. Tenez-vous prêts à recevoir inopinément d'autres ordres». Nous comprenons que la Marne est tournée. Le Grand-Morin, c'est-à-dire le recul extrême de 1914!... A 21h55, arrive un autre ordre du capitaine: «Ordre de repli immédiat en direction de Fontainebleau. Rassemblement tout de suite à mon PC. Vous attends tous les quatre».

Et les chefs de section se regardent en silence. C'est dire qu'on ne se défendra pas sur le Grand-Morin. C'est dire qu'on abandonne Paris. C'est trop clairement indiquer que la guerre est perdue! Entre temps, la compagnie s'est regroupée. Ceux qui s'étaient accrochés aux camions, ont rejoint, par Esbly, où l'on a fait sauter le pont. Et l'on rit du désespoir d'Olmi qui criait aux sapeurs: «Mais mon capitaine n'est pas encore passé!» Cette nuit du 13 au 14 juin, nous avons marché encore... Nous ne sommes pas allés jusqu'à Fontainebleau, mais seulement à Châtres. Ce fut une nouvelle étape de 25 kilomètres. En sortant de Couilly, une grande barricade anti-chars nous a fait plus de mal qu'aux Allemands, car elle a arrêté toutes nos voiturettes de mitrailleuses qui ont dû chercher une autre route... et ne sont pas revenues. De même, une partie de notre section de commandement a été arrêtée par cette malencontreuse barricade, et nous n'avons plus revu nos sympathiques camarades, qui ont été pris le lendemain. Nous traversons la forêt de Crécy. Nous marchons bien. Chose curieuse, nous avons une impression de fatigue moindre que la nuit précédente. Il y a une limite au-delà de laquelle on ne sent plus rien, et nous devons l'avoir franchie. Au milieu de la marche, nous faisons connaissance avec les lamentables colonnes de réfugiés.

A 7 heures du matin, ayant marché toute la nuit, toute la journée précédente et toute la nuit avant, désormais insensibles à la souffrance, nous nous arrêtons dans le parc du château de Châtre, à 20 kilomètres de Paris. Nous y avons passé la journée du 14 juin, pendant que les Allemands entraient dans la capitale. A ce moment, nous avions l'impression très nette que tout était fini. Et nous étions trop fatigués pour en ressentir toute la douleur. Il nous semblait que nous avions fait tout ce qui dépendait de nous, et que nous n'avions plus qu'à nous coucher par terre et à dormir, sans fin...

Tout le régiment fourmillait dans la large allée ombreuse. L'après-midi, on apprend qu'on va partir en camions, et qu'ensuite on prendra le train. Nous n'en revenons pas. Le train! L'espoir renaît. Tout n'est donc pas perdu, puisqu'on peut, encore, «organiser» la retraite. Peut-être pourrons-nous tenir sur la Loire?... Prêts à 17 heures, nous montons en camions à 22 heures. Ce sont les autobus de Paris, transformés qui nous transportent. Enfin, après une longue attente sur la route, le 15 juin, à une heure du matin, on démarre. Le voyage fut interminable. Pour faire les 40 kilomètres qui sous séparaient de la Seine, nous avons mis 7 heures. Mais nous étions si fatigués que nous ne nous sommes pas aperçus de la lenteur du convoi. On dormait... Nous avons traversé la Seine à La Celle, près de Moret, à la limite de la forêt de Fontainebleau. Dans la forêt, nouvel afflux de réfugiés. Ceux de Paris rejoignent les paysans de la Brie venue dans leurs grandes charrettes C'est un embouteillage inimaginable. On débarque à Hury, vers 1 heure du matin. A pied, nous gagnons la Chapelle-la-Reine où nous devons prendre le train. II n'y a que quelques kilomètres à faire, mais c'est par des routes où l'encombrement dépasse tout ce que nous avons déjà vu. Un seul avion ferait là des ravages.

Nous gagnons les champs, afin de ne pas nous faire repérer dans une gare, et nous attendons le convoi. Dans une maison de garde-barrière, nous trouvons du cidre. A 15 heures, arrive le ravitaillement. Il fait un temps superbe. Heureusement la puissance de l'aviation allemande a des limites... Nous embarquons à 18 heures, après quelques difficultés avec des troupes sans chefs qui veulent, à toute force, prendre notre train. Nous admettons des tirailleurs. Mais il n'y a pas de place pour les échelons. Celui du bataillon partira par la route, conduit par l'aspirant de Lavalette, tandis que le capitaine François conduira l'échelon du régiment. Nous saurons plus tard qu'ils seront faits prisonniers sur la Loire. Le train est fait de wagons plats. Il pleut une petite pluie fine. Mais elle ne dure pas. Au matin, nous n'étions pas encore à Montargis, c'est-à-dire que nous n'avions pas fait 40 kilomètres.

En gare de Montargis, on rencontre les éléments du 3e RIA. De part et d'autre de la voie, de jolies villas sont éventrées par des bombes. A 11 heures, nous débarquons à Gien, où un Commissaire de gare nous transmet des ordres. Des agents sont encore dans les rues pour canaliser la circulation. Ce sont des remarques réconfortantes. Nous descendons vers la Loire. De belles maisons anciennes ont souffert d'un bombardement récent. Le Château est endommagé, et l'église a perdu son clocher. On traverse le pont, sans inquiétude. Mais nous l'avons à peine dépassé de quelques centaines de mètres que passent une dizaine d'avions. Nous discutons sur leur nationalité quand une série de lourdes détonations nous renseigne. Ce sont des avions italiens qui bombardent le pont.

Nous passons sous le pont du chemin de fer, et nous nous arrêtons au bord d'un ruisseau, aux lisières du village de Pouilly-les-Gien. On se repose, on se baigne, on dort, enfin. Mais on ne mange pas. Quelques maigres galettes, «empruntées» aux environs, font notre régal. Des avions à cocardes reviennent. Nous pensons que ces cocardes sont bleu-blanc-rouge.

Mais elles sont vert-blanc-rouge. Et les Italiens bombardent le pont du chemin de fer, tout près de nous, ainsi que, à nouveau, le pont de Gien.

Pourtant, nous sommes heureux de cette demi-journée de repos, à l'abri de la Loire. Nous voyons sur la route, des régiments nombreux, en ordre et encadrés. Ce spectacle nous réconforte. A-t-on établi sur la Loire un barrage qui arrêtera l'envahisseur? Et n'y a-t-il pas, quelque part, dans l'Est, une masse de manœuvre qui foncera dans le flanc gauche de l'ennemi? En cette après-midi de repos du 16 juin, nous nous laissons aller à l'espoir.

Le soir, nous repartons à pied, en direction de Sully qui est sur la Loire, à l'ouest de Gien. Nous devons y défendre un pont. Nous rencontrons les camions, qui nous mènent dans un bois au sud de Sully, où nous sommes en réserve. Nous traversons, la nuit, la ville de Sully où des incendies flambent, allumés par l'aviation ennemie. Il y a des cadavres plein les rues. Et dans notre bois sombre et humide, nous attendons le ravitaillement qui arrive à 22 heures. Les nouvelles aussi arrivent. Elles sont décourageantes. Sans aucun doute, il n'y a pas de ligne de défense sur la Loire. La France est irrémédiablement vaincue.

Cependant, des ordres arrivent et on les exécute. On répète les gestes anciens comme si rien n'était changé. Nous ferons notre «boulot» jusqu'au bout... Vers midi, un léger déplacement en direction du Nord nous mène à la lisière du bois. Nous nous installons, comme toujours, en position défensive. Près de nous, une maisonnette de berger est le PC du colonel.

Calme après-midi. On apprend la demande d'armistice. Nous recevons des munitions et des FM supplémentaires dont la 6 n'a pas besoin car elle a, malgré les fatigues de la retraite, ramené tous ses FM. Le capitaine est envoyé en liaison au 1er bataillon, à Sully. Il y trouve le commandant Péraldi, installé au Château, et se moquant du bombardement, tandis que le capitaine Rabilloud, qui devait être blessé le lendemain, pleure la mort de son ordonnance, tué par un obus. La ville est jonchée de cadavres militaires, civils, femmes et enfants. A son retour, le ravitaillement est là. C'est la première fois que nous avons un ravitaillement régulier, depuis le Bois-du-Roi. Le soir, quelques obus de 20 tombent autour de nous. Mais on ne s'en occupe pas. Les bruits d'armistice se font plus précis. A 11 heures moins cinq, le 1er bataillon fait sauter le pont de Sully. Les Allemands nous arrosent abondamment de toute leur artillerie. Le bombardement dure toute l'après-midi. Nous restons dans les trous que nous avons creusés, ce qui fait que les Allemands ne nous font aucun mal. Mais le 1er bataillon a de fortes pertes, au pont de Sully.

Vers la fin de l'après-midi, on annonce un départ imminent. Nous avons tenu deux jours sur la Loire. Mais l'adversaire est passé ailleurs, à Beaugency, sur notre gauche, et à la Charité, sur notre droite. Et il est derrière nous. Il s'avance vers Bourges. La situation de la Somme se reproduit: nous risquons d'être tournés sans le savoir. L'ordre arrive de se replier sur Salbris. Le 140, qui tient Gien, part vers 17 heures. Le bombardement sur nos arrières se fait plus intense.

Nous nous rassemblons vers 20 heures et nous partons en évitant les routes et les carrefours qui sont particulièrement bombardés. Le capitaine Champeaux étant parti en reconnaissance en avant, c'est notre capitaine qui conduit le bataillon. Dès la zone bombardée dépassée, il allège la colonne en faisant partir tous les cyclistes sous les ordres du lieutenant Ramel. Car les camions annoncés ne sont pas là. Nous continuons à pied. Ceux qui savent que Saibris est à une cinquantaine de kilomètres n'ont pas beaucoup d'espoir... Nous marchons depuis une heure quand nous rencontrons, sur la route, une file de camions qui attendent. Le sous-officier qui les commande sait, seulement, qu'il doit embarquer “le 141”. Le capitaine, qui sait que les autres bataillons sont partis en camions, n'hésite pas. Il prend la responsabilité de réquisitionner ces camions et fait embarquer tout le monde. Il était temps. Si nous étions partis à pied, nous aurions certainement été faits prisonniers. On a de moins en moins d'espoir de «s'en tirer». Il est abondamment question de cierges à la «Bonne Mère». Quoi qu'il en soit, le bataillon se regroupe. Les cyclistes du lieutenant Ramel, arrivés avant nous, malgré le terrible encombrement des routes, rejoignent leurs compagnies. Et, une fois de plus, nous nous installons en position défensive à des lisières de bois. Le capitaine Champeaux nous réconforte en nous disant que les Allemands auront, du moins, de l'estime pour ceux qui les recevront avec des rafales de mitrailleuses et de FM. Fatigués physiquement et moralement, sans espoir, sentant trop nettement l'inutilité de nos efforts, nous passons la journée comme cachés dans les bois de Saibris. Nous avons tous la nette impression qu'il n'y a plus rien à faire. L'après-midi, des avions survolent le village et tuent des Sénégalais, ainsi qu'une femme et deux enfants. D'heure en heure, on attend avec impatience des nouvelles des négociations d'armistice.

Toute la journée, nous restons en position. Et le lieutenant Ramel, qui est le plus souriant des «rouspéteurs», fait remarquer cent fois que c'est lamentable d'avoir abandonné la Loire pour défendre... un ruisseau qui n'a pas un mètre de large. Le soir, on repart. Nous devons aller jusqu'au Cher, et même le dépasser pour nous regrouper, évidemment, dans un bois. On part donc à pied pour ce bois d'Orville. Les camions doivent nous attendre quelque part et nous transporter pendant la dernière partie du trajet.

Nous avons, une fois de plus, marché toute la nuit. A chaque halte horaire, tout le monde se jette par terre et s'endort. Nous sommes à bout de forces, mais nous avançons toujours. Tant pis pour ceux qui ne pourront pas surmonter leur fatigue. Nous ne les verrons plus. Les bois que nous traversons portent la trace de bombardements récents. L'ennemi est par là, et c'est une chance inouïe que nous puissions «passer à travers».

Enfin, au lever du jour, nous traversons Mennetou-sur-Cher, nous descendons vers la rivière que nous passons, et nous trouvons les camions un peu plus loin. Le 20 juin, à 4h30 on s'embarque. Nous sommes complètement épuisés. Long arrêt dans une forêt. Finalement, on apprend qu'un ordre nouveau nous fait prolonger immédiatement le mouvement jusqu'à la rivière suivante, l'Indre. Nous devons nous installer en défensive à Buzançais. Nous recevons des munitions qu'on répartit par camions. Et nous repartons en plein jour. C'est la première fois, depuis le début du repli, que nous nous trouvons sur la route dans la pleine matinée.

La sanction ne se fait pas attendre. Vers 10 heures, nous sommes survolés par trois avions. Rapidement, nous quittons les camions pour nous disperser dans les champs, dans les haies, dans les buissons. Mais les avions piquent et arrosent tout le convoi de rafales nourries. Il y a, de suite, des blessés dont, pour la 6, le lieutenant Galy, les sergents Baud et Piot, qui sont atteints de balles et d'éclats nombreux dans les jambes. Les camions sont traversés de balles de part en part. Heureusement la camionnette sanitaire n'est pas touchée.


La fin au prochain numéro.

 

Le colonel Pétré, président de l’Amicale du 141e RIA et nombre de ses compagnons, seront arrêtés par la Gestapo le 4 juillet 1943. L’Amicale tombera en sommeil et le numéro suivant ne paraîtra qu’à la Libération.

 

Suite chronologique du sous-lieutenant Ramel, extraite d’un tapuscrit des archives du colonel Pétré, daté de «Lavaud, le 22 juillet 1940».

 

Jeudi 20 juin. (…) Allons plus loin que prévu. Nous arrêtons à Buzançais (Indre). Nous nous installons sur l’Indre. Excellente nuit.

Vendredi 21 juin. Après nous être déplacés par deux fois, nous revenons à Buzançais. Je m’installe à l’usine pour défendre un canon de 75. Recevons l’ordre de nous replier le soir sur la Creuse. L’armistice a-t-il été signé à 12 h 30 comme tout le monde le dit? Nous partons en camionnette à 18 h 15. Nous nous dirigeons sur le bois de Pailet entre Belabre et la Tremouille. Sommeil. Ne nous mettons plus en batterie. Nous prenons un repos total.

Samedi 22 juin. Partons à 17 heures en direction de Mézieres-sur-Issoire dans la Haute-Vienne. Nous prenons position sur la Gartempe entre St-Bonnet-de-Bellac et Bel-Air. Depuis Buzançais, les villages ne sont plus évacués. Plus de réfugiés sur les routes. Nous dormons dans une grange près de Belair. Les officiers du bataillon mangent une somptueuse omelette de deux douzaines d’œufs.

Dimanche 23 juin 1940. Réveil à 6 h 30. Fastueux déjeuner qui nous coûte 1 fr. Restons en position sur la Gartempe toute la journée. Apprenons que les Boches sont à Royan et à Riom, qu’un armistice est signé avec l’Allemagne, sous réserve qu’il sera également signé avec l’Italie. Dormons et mangeons au PC du capitaine (disputes et fâcheries prétendues définitives avec Bicheron).

Lundi 24 juin. Repartons le soir pour Lavaud. Le bataillon part à 14 heures, la 6e compagnie reste jusqu’à 20 h pour protéger son repli.

Mardi 23 juin. Arrivons à 3 h du matin à Lafange (Lavaud). Les compagnies s’installent sur la voie ferrée bien que l’on sache déjà que l’armistice est entré en vigueur. Avis officiel nous est donné en fin de matinée. Les hostilités sont arrêtées depuis 1 h du matin.

La guerre est terminée pour nous…

 

 

Les journées des 16, 17 et 18 mai 1940

au PC du 141e RIA

par le colonel Granier

 

Article publié dans les numéros 17, 18 et 19,

datés des 1er février, 1er mars et 1er avril 1943,

de l’Alpin du 141, bulletin de l’Amicale régimentaire du 141e RIA

 

 

D

ANS le dernier numéro du bulletin, le capitaine Pétré, votre président, a invité les Alpins du 141 à lui donner de la copie pour le bulletin... Etant discipliné par devoir, sinon par nature, je m'empresse d'obéir. Je vous ferai donc le récit de quelques-unes des journées les plus émouvantes vécues au PC du régiment... Et, dans ce bulletin et les bulletins suivants, je vous ferai le récit des 16, 17 et 18 mai 1940. Vous vous souvenez sans aucun doute que le régiment s'est embarqué pour la grande bataille le 16 mai à Landerneau en plusieurs trains... Des événements qui se déroulaient dans le nord-est et en Belgique depuis le 10 mai, nous ne savions à peu près rien... Les Allemands avaient remporté des succès initiaux sérieux, mais nous comptions sur la parade qu'à notre avis le Haut Commandement français ne pouvait pas ne pas être en train de monter, sur l'action bientôt déclenchée de nos divisions cuirassées, et nous étions pleins d'optimisme... De façon générale, personne ne croyait que le régiment partait pour être engagé de façon immédiate dans la bataille... Vous vous rappelez ce qu'était la 3e division légère d'infanterie à laquelle appartenait le 141e RIA... conçue et mise sur pied en vue de la guerre de Norvège, la 3e division ne comportait qu'une très maigre artillerie: deux groupes de 75; pas de groupe de 155 C, pas de batterie anti-chars... Elle n'avait pas de groupe de reconnaissance divisionnaire. Ses organes de commandement étaient pratiquement inexistants: ni infanterie divisionnaire, ni artillerie divisionnaire... Dès lors j'entendais couramment dire autour de moi: «Le haut-commandement nous rapproche par prudence du front de bataille; dans sa nouvelle zone de stationnement, la division va être complétée en organes de commandement et en moyens de combat. Quand elle sera au point, elle sera jetée dans la bataille pour reconduire les Allemands au Rhin!» Magnifique optimisme, qui montre combien élevé était au 16 mai le moral du régiment!

J'avoue que personnellement j'étais moins confiant... Je connaissais la Meuse pour en avoir plusieurs fois parcouru la vallée au cours de divers exercices de cadres ou reconnaissances stratégiques, je savais quel obstacle constituaient son lit encaissé, la raideur de ses berges, ses terrains d'approche boisés et mal percés au point de vue routier... Je savais, par ailleurs, pour les avoir maintes fois signalées dans de nombreux rapports, toutes nos déficiences en matériel de combat, l'inexistence de notre aviation, la faiblesse quantitative de nos unités de chars, le pauvre encadrement de nos unités de formation... Comme beaucoup de mes camarades, j'avais suivi avec angoisse, durant ces dernières années, la baisse du sentiment national... Dés lors, je concluais que le franchissement de la Meuse par les Allemands ne pouvait s'expliquer que par la mise en action de moyens considérablement supérieurs aux nôtres, ou par des défaillances de certaines de nos divisions, ou par ces deux causes conjuguées... C'est dire que mon optimisme était loin d'être au niveau de celui de mon entourage... Je taisais naturellement toutes mes raisons de douter et je faisais extérieurement preuve de la même confiance que l'ensemble du régiment.

L'état-major s'embarqua le 16 mai vers 14 heures à Landerneau dans le même train que la CRE, par une journée pleine de la douce lumière d'un soleil de printemps breton. Les officiers de l'état-major s'installèrent dans le wagon de 3e classe mis à leur disposition. L'après-midi du 17 se passa en discussions, projets, bridges, dans l'atmosphère joyeuse de soldats, qui ont fait le don de leur vie au pays. Cette joie d'être jeunes (je parle pour mes officiers, et non pour moi) fut cependant à plusieurs reprises assombrie par la rencontre de trains de réfugiés belges: pauvres gens entassés dans des wagons à bestiaux, encombrés de bagages de toutes sortes, témoignage de fuites hâtives, images lamentables d'une guerre sans merci... La nuit arrivant, après un excellent dîner préparé dans le train par notre excellent cuisinier et servi par le fidèle Bicheron, serveur de la popote de l'état-major, chacun songea à s'installer de son mieux pour passer la nuit... Je me retirai dans mon compartiment, m'allongeai sur une banquette, qui manquait de moelleux, et, sachant depuis longtemps que le devoir du soldat est de manger et de dormir toutes les fois qu'il le peut, je sombrai bientôt dans un profond sommeil.

Un arrêt brusque du train: je me réveille à demi... Dans la nuit épaisse, des bruits confus de voix; nous devons être arrêtés à proximité d'une gare... Bientôt des pas résonnent dans le couloir; on frappe à la porte de mon compartiment: je me réveille tout à fait. J'entends la voix sympathique du commandant Billot: «Mon colonel, un officier du SOC de la division vous apporte les ordres pour le débarquement». Je saute de la banquette sur laquelle j'étais allongé, mets un peu d'ordre dans ma toilette, et reçois l'officier annoncé: «Le 141e RIA, me déclare ce jeune camarade, va débarquer au Plessis-Belleville: il a initialement pour mission de tenir un secteur de la position, dite position du GMP (Gouvernement militaire de Paris)»... Je connais bien cette position: elle ceinture Paris au nord-ouest, au nord et au nord-est; elle a été construite pendant la guerre de 1914-1918, et a sans doute été remise en état pendant les premiers mois de la guerre... C'est donc bien ce que nous avions prévu: la division est rapprochée de la zone de bataille et, tout en contribuant à couvrir Paris, va être complétée en moyens de combat.

« —Et la situation générale ?... —Grave, mon colonel, les Allemands ont pris Laon hier; il faut vous attendre à être engagé dès votre débarquement!... —Quoi? Engagé dès mon débarquement? Mais, où sommes-nous ? —A la gare du Bourget, mon colonel!...

Le Bourget..., mais c'est Paris!... Le Plessis-Belleville est à peine à quelques kilomètres au nord!... Ainsi, le flot allemand déferle vers la capitale; les faits ont donné aux prévisions générales un cruel démenti: ni l'armée française, ni l'armée belge n'ont pu contenir la ruée allemande... Et la patrie est en danger. Vous concevrez facilement, mes chers Alpins, ma surprise et l'émotion profonde que ces nouvelles provoquent en moi... Mais point n'est le moment de gémir: réfléchir, décider et agir, tels sont les devoirs du chef... Je congédie l'officier, et je prie le commandant Billot d'inviter les officiers de l'état-major du régiment à se réunir dans mon compartiment dans un quart d'heure pour recevoir mes ordres. Resté seul, je déploie mes cartes; dans la pénombre du compartiment faiblement éclairé, j'examine avec attention sur la carte au 1/200.000e les possibilités de l'ennemi... Laon n'est qu'à une centaine de kilomètres de Paris... Si les Allemands s'en sont emparés hier dans l'après-midi, les reconnaissances allemandes seront ce matin aux abords mêmes de Paris, et le régiment risque de débarquer sous le feu de détachements motocyclistes et de l'aviation ennemis...  Couvrir les débarquements contre l'action possible de ces détachements et de l'aviation m'apparaît donc comme la plus urgente des nécessités... Sans doute, mais avec quoi ?... Dans mon train, qui est tête de transport, je n'ai avec moi que l'état-major, la compagnie de commandement, et la CHR; pas d'éléments de compagnies de voltigeurs; une seule section de mitrailleuses, celle qui assure la DCA du train pendant le transport. Mes trois bataillons sont quelque part derrière moi sur la voie ferrée: pour l'instant, je ne puis compter sur eux... Ma décision est vite prise... La section de mitrailleuses disponible assurera la protection du débarquement, la section d'éclaireur-motocyclistes tiendra avec ses fusils-mitrailleurs les carrefours de route menant au Plessis-Belleville... Et ma «baraka» (chance) bien connue fera le reste. A ce point de mes décisions, je regarde l'heure: il est 4 heures... L'aube commence à couler, à travers les fenêtres du compartiment, ses lueurs laiteuses... Un beau jour s'annonce au ciel... Que sera ce jour pour mon beau régiment?

A 4h 15, les officiers de l'état-major du régiment se réunissent dans mon compartiment. Je leur expose la situation générale, la mission impartie au régiment, et je leur communique mes décisions... Ceci fait, chacun se retire dans son compartiment pour réfléchir à sa mission et donner ses ordres… Il fait grand jour; dans un ciel sans nuages, le soleil commence à darder ses rayons, et le train continue à filer son petit bonhomme de chemin. Je m'étonne de ne point entendre encore de ronflements d'avion... Que fait donc l'aviation de reconnaissance allemande?... L'ennemi ne serait-il pas aussi près de Paris que nous le croyions hier au soir ?... Ou bien la direction de Paris ne l'intéresserait-il pas pour l'instant ?... Et, tandis que ma pensée s'affaire à tenter de prévoir le proche avenir, mes yeux aperçoivent brusquement le nom d'une gare que nous traversons: le Plessis-Belleville... Nous voici donc arrivés... Mais non!... Le train ne s'arrête pas... Pourquoi?... Impossible de savoir... Un quart d'heure après, le train s'arrête. Je saute sur le ballast, où je trouve le chef de train qui m'y a déjà précédé... Nous sommes arrêtés en pleine voie... Le chef de train m'explique que, par erreur, nous avons brûlé le Plessis-Belleville... «Nous allons pousser jusqu'à la gare suivante, où aura lieu le débarquement.» Nous remontons et le train repart... Nous arrivons à la gare suivante, Silly-le-Long, si mes souvenirs sont exacts... Mais là, impossibilité de débarquer: la gare n'a point de quai de débarquement... Il faut repartir pour Plessis-Belleville... Tandis qu'ont lieu les palabres des techniciens, j'avise le chef de gare, et lui demande s'il a des renseignements sur ce qui se passe plus au nord. J'apprends ainsi que la veille au soir un véritable affolement a régné dans tout le personnel du réseau; à la gare de Laon, les agents se sont repliés, mais ce matin même, ces agents ont regagné leurs postes... Ainsi, les Allemands ne sont pas à Laon et la situation est bien moins tragique qu'on ne me la présentait hier au soir... La journée du 17 mai s'annonce mieux que je ne m'y attendais. Nous repartons et arrivons sans encombre au Plessis-Belleville... Immédiatement, les mesures de sécurité sont prises, et le débarquement commence. Il est 9 heures. A 10 heures, tout est terminé et, laissant la fraction débarquée aux ordres de mon capitaine adjoint, qui reçoit en outre mission d'installer le PC du régiment, je pars avec mon chef d'état-major reconnaître le secteur dont la défense est confiée au régiment. Nous passons ainsi à côté du terrain d'aviation de chasse du Plessis... Le terrain a été bombardé: quelques carcasses d'avions brûlés, mais aussi de bons et braves chasseurs, prêts à prendre l'air... Par Ermenonville et la vallée de la Nonette, nous gagnons Chaâlis, où nous trouvons le PC du génie du secteur... Un colonel du génie m'instruit des organisations réalisées sur le front que le régiment doit tenir et qui est jalonné par Fontaine-Chaâlis, Baron, Rozières, Ormoy-Villers... En possession de ces renseignements, je parcours rapidement ce front: les organisations sont peu solides, petites casemates pour mitrailleuses ou canon de 25; quelques éléments de tranchée, souvent éboulés; pas de fil de fer; pas de fossé anti-chars... Tout cela ne vaut pas cher, mais on essaiera de renforcer cette défense. Et puis la valeur de mes alpins fera le reste... Quelques-unes de ces casemates sont d'ailleurs déjà occupées par des éléments des régiments régionaux de la région de Paris... J'interroge quelques gradés et hommes sur leur mission: ils la connaissent bien, et ces vieux braves, dont certains ont déjà vu le feu en 1917 et 1918, paraissent résolus à la remplir..., mais leur joie est intense, quand ils apprennent qu'un régiment de l'active va venir le renforcer et... peut-être les relever...

A 11h. 30, ma reconnaissance terminée, je rentre au Plessis-Belleville, où je trouve mon PC installé dans le charmant château du Plessis... Je dicte mes ordres, et me prépare à aller faire un brin de toilette, lorsque le général Duchemin, commandant la 3e DLI, se fait annoncer... Il est accompagné du capitaine Boudouresque, chef du 3e bureau de la division... Le général n'a rien de spécial à me dire; je rends compte de ma reconnaissance; nous bavardons ainsi quelques instants, et le général me quitte bientôt... Cinq minutes après, je le vois entrer à nouveau dans mon PC... Un motocycliste vient de lui apporter de nouveaux ordres de l'armée... Le général en prend connaissance, puis me dit: «La mission que je vous avais donnée est annulée; je rentre à mon PC, d'où je vous enverrai de nouveaux ordres... Dès maintenant, préparez-vous à être enlevé en auto au cours de la nuit... Direction: le nord...».

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  • : Colonel Pétré, la Résistance à Marseille
  • : Biographie du Lieutenant-Colonel Jean-Baptiste Pétré, chef régional de l'Armée Secrète AS à Marseille. Archives de l'AS, de la déportation, de l'épuration. Campagne de France et Résistance durant la 2ème guerre mondiale.
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