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22 janvier 2011 6 22 /01 /janvier /2011 20:14

La journée du 24 mai 1940

au PC du 141e RIA

par le colonel Granier

 

Article publié dans les numéros 11 et 12,

datés des 1er août et 1er septembre 1942,

de l’Alpin du 141, bulletin de l’Amicale régimentaire du 141e RIA

 

L

E 7 juin, lors de la réunion de notre assemblée générale, j'ai évoqué, mes chers Alpins, cette journée émouvante et glorieuse que fut pour le 141 le 7 juin 1940. Je voudrais aujourd'hui vous raconter, comment en une autre glorieuse journée, le régiment réussit à arrêter d'abord, puis à refouler l'attaque allemande du 24 mai sur Ham.

La nuit du 23 au 24 mai avait été calme: coups de feu isolés, quelques patrouilles, quand, à 3h 45, le 24 mai, une fusillade nourrie provenant des lisières sud de Pithon se déclenchait soudain sur le pont du chemin de fer et sur quelques centaines de mètres, à l'est et à l'ouest du pont, rasant les rives du canal. Profitant de cette neutralisation et aussi du brouillard intense qui couvre la ligne du canal et de la Somme, l'ennemi réussit à pousser, au delà du pont du chemin de fer quelques éléments légers… Tandis qu'à l'est du sous-secteur se déroulait cette action, brusquement, à l'ouest, à 4h 50, sur le front du 2e bataillon, vers la sucrerie d'Eppeville, sans autre préparation que quelques tirs d'artillerie sur la sucrerie, effectués de 4 heures à 4h 45, l'infanterie ennemie, passant le canal à l'aide de barques pneumatiques, effectuait un débouché massif et brutal, sans souci de manoeuvre.

Ainsi, à 4h 50, le régiment était attaqué à l'est et à l'ouest de son front... La manœuvre ennemie apparaissait très claire: franchir le canal à l'est et à l'ouest de Ham, en vue d'enlever la ville par une double manœuvre de débordement et de créer ainsi une tête de pont, qui permettra de mettre en place sur le canal des moyens de franchissement pour le passage des engins blindés ennemis. Dans son ordre de défense n° 603/C, en date du 22 mai, le colonel a affirmé ainsi ses intentions: «Tenir solidement et sans esprit de recul la rive sud du canal de la Somme, et notamment les points de passage obligés: Les deux ponts route de Ham. Le pont du chemin de fer 1 km est de Ham, en vue d'interdire de façon absolue le franchissement du canal aux engins blindés ennemis (1). (…) Contre-attaquer sans délai tout élément ennemi ayant franchi le canal.»

C'est sous le signe de ces intentions que va se dérouler la bataille du 24 mai. Cette bataille comporte deux actions concomitantes dans le temps, mais sans liaison effective dans l'espace. — Action à l'est de Ham, sur le front du I/141 (quartier Aubigny). Action à l'ouest de Ham, sur le front du II/141 (quartier Ham). Je vous exposerai successivement ces deux actions.

 

(1) Cet ordre du 22 fait état d'une situation qui n'est plus celle du 24 au matin. En effet, le 22, les trois ponts de Ham sont intacts: il faut les interdire. Le 23 au soir, les deux ponts routes ont sauté; le pont du chemin de fer a été rendu inutilisable aux blindés il faut empêcher l'ennemi de franchir le canal et de faire une tête de pont qui lui permettrait de rétablir les ponts.

 

I- Action à l’est de Ham

Grâce à la neutralisation opérée par la puissante base de feux allemande, entrée en action à 3h 45, grâce aussi à un brouillard épais, qui couvre tout le paysage, et malgré les feux de toutes les armes automatiques de la défense, —feux non ajustés en raison du brouillard— quelques éléments ennemis particulièrement audacieux s'infiltrent au sud du canal, surtout à l'ouest du pont de chemin de fer et, par des feux nourris, prennent à revers la section d'éclaireurs skieurs du I/141, ainsi que la section de l'adjudant-chef Hugon; ces deux sections, qui défendaient le pont du chemin de fer sont obligées de se replier légèrement vers l'est (SES) et l'ouest (section Hugon).

L'ennemi se précipite alors en colonnes par trois sur le pont du chemin de fer, aux cris de —«Heil Hitler! Rendez-vous»… Accueillie par le feu des armes automatiques, cette première ruée se disloque; mais les Allemands insistent: on entend à l'entrée nord du pont les commandements rageurs des officiers et leurs exhortations répétées; les Allemands reviennent en masse avec un beau courage sur le pont qu'ils tentent encore de franchir. Les feux des armes automatiques et les tirs d'arrêt très précis effectués sur le pont et ses accès nord par la 8e batterie (capitaine Birkel), du 4e groupe autonome du 10e RAC (commandant Pinelli) arrêtent net cette deuxième ruée...

A 6h 30, la situation sur le front du I/141 est la suivante. La valeur d'une compagnie allemande a franchi le canal; mais le gros des forces allemandes n'a pu suivre. Un certain flottement apparaît chez l'ennemi.

Il faut exploiter cette situation. Maintenant sur tout le front du I/141, et notamment sur le pont du chemin de fer, des tirs lents, mais continus, dans le but de couper la retraite aux éléments ennemis passés au sud du canal, et d'interdire à l'ennemi le passage de moyens plus puissants, le colonel donne l'ordre, au commandant du I/141 de contre-attaquer, en vue de rejeter l'ennemi dans le canal et de réoccuper sur tout le front du I/141, la rive sud du canal. Ii met à cet effet à la disposition du I/141 une section de chars FT (lieutenant Chambon), jusque là en réserve de sous-secteur, qu'il dirige dès 6h 30, de Brouchy sur Aubigny.

La contre-attaque se déclenche à 8h 45. Elle est conduite par le capitaine Champeaux, adjudant-major du I/141, disposant: de deux sections FV (section Bourrelly et section Labrot); d’une section de chars FT (section Chambon).

Elle est appuyée par les feux: de deux batteries du 4e groupe autonome; du groupement d'action d'ensemble de la DI; des sections d'infanterie encadrantes; des mitrailleuses et mortiers de 81 du bataillon.

A 8h 45, la section de chars débouche du passage en dessus de la voie ferrée avec un cran qui fait l'admiration des fantassins. Les sections Bourrelly et Labrot suivent... Elle bouscule l'ennemi, qui est parvenu entre l'usine, le chemin de fer et le canal, et livre le terrain aux sections Bourrelly et Labrot, qui viennent occuper la rive sud du canal à l'est et à l'ouest du pont, tandis que la section d'éclaireurs skieurs et la section Hugon viennent, elles aussi, reprendre leurs emplacements... Puis, achevant sa mission, la section de chars, après être restée embossée quelques minutes à la sortie sud du pont, qu'elle enfile de ses feux, se porte sur la partie ouest de la voie ferrée pour nettoyer la ferme du Vert-Galant, les vergers au nord-ouest et le terrain entre la terrasse et le canal... 9h 30, sa mission brillamment accomplie, elle gagne vers l’arrière son point de ralliement.

Ainsi, à 9h 30, grâce au travail remarquable de la section de chars Chambon, grâce aussi aux tirs précis et nourris de l'artillerie d'appui direct, et notamment de la 8e batterie (capitaine Birkel), du 4e groupe, qui ne cesse son tir qu'après avoir été à peu près anéantie par la contrebatterie ennemie, le I/141 avait réussi à reconquérir la totalité de ses positions, ramenant 36 prisonniers, s'emparant d'un butin important (mitrailleuses, mortiers, armes, équipements), reprenant une pièce de 75 anti-chars tombée aux mains de l'ennemi, ayant anéanti un effectif ennemi de la valeur d'un bataillon... Le reste de la journée sur le front du I/141, n'est marqué que par des tirs violents et rageurs d'artillerie, qui causent peu de pertes au bataillon.

 

II. – Action à l’ouest de Ham

1- Le dispositif du II/141 comporte le 24 mai à 4 heures, de l'ouest à l'est:

En ligne sur le canal: une compagnie de tirailleurs, fournie par la 31e compagnie du GI 93bis, assurant la liaison avec le 140; la 7e compagnie; la 5e compagnie; la 6e compagnie (liaison à l'est avec le I/141). En soutien, sur la ligne de chemin de fer (à l'ouest) et les débouchés sud de Ham (S. et à l'est), une section de chacune de ces compagnies.

La ligne d'arrêt, définie par la côte 74 (800 m. N. de l'église de Muille-Villette) et le village de Verlaines, n'est pas occupée, faute d'effectifs disponibles. Elle doit l'être dès que le 3e bataillon du 141e, prêté au 140e RIA, depuis son débarquement à Chaulnes, le 20 mai, sera remis à la disposition du colonel.

Le dispositif du II/141 est donc relativement filiforme et sans profondeur.

2- Le 24 mai, à 24h 50, sans autre préparation que quelques tirs d'artillerie sur la sucrerie d'Eppeville, l'ennemi débouche brutalement et en masse de la rive nord du canal. Son débouché est couvert par des nuages de fumée, qui épaississent encore le brouillard existant; appuyé par le feu d'armes automatiques que l'ennemi a installées dans la nuit sur la rive nord du canal. Les Allemands franchissent la Somme, en utilisant de nombreux radeaux et barques pneumatiques. Le feu de nos armes automatiques causant de sérieux ravages parmi les Allemands entassés dans ces radeaux et ces barques, l'ennemi amène sur la rive nord de la Somme des engins blindés, qui ouvrent le feu. La Somme franchie, les Allemands entreprennent le passage du canal dans les mêmes conditions.

Les tirs d'arrêt de l'appui direct aussitôt déclenchés, et le feu des FM et mitrailleuses exterminent le chargement humain de plusieurs radeaux… Entre temps, les sections de soutien de la 5e compagnie (passage à niveau de Ham) et de la 6e compagnie (Vert-Galant) sont mises à la disposition du commandant de la 7e. Mais l'ennemi attaque avec de gros effectifs et la vague humaine est sans cesse renouvelée.

Vers 6h 30, l'ennemi obtient à la sucrerie d'Eppeville un premier succès. La configuration de la rive S. du canal (mur en ciment et pont du canal entre la sucrerie et la passerelle de la ferme Saint-Sulpice) crée un trou entre la section Mallié (passerelle) et la section Vigeoz (sucrerie)... A force d'effectifs, l'ennemi réussit à franchir le canal dans ce trou... Son élan est brisé à la voie ferrée par les sections de renfort... Mais la section Mallié, en l'air et ayant tiré toutes ses munitions doit se replier; le lieutenant Mallié se fait tuer sur place avec quelques Alpins. A cet instant (6h 45), la situation est grave; l'ennemi a réussi à créer un trou sur la rive sud du canal, il n'est plus contenu sur la voie ferrée, que par deux sections, déjà diminuées par les pertes. Dès 5h 50, le colonel a rendu compte au général de division de la situation, il a insisté en particulier sur l'absence de réserves derrière le II/141, et demande qu'on lui rende au plus tôt le III/141. A 6h, la division a fait connaître que sont mis à la disposition du 141e RIA: une nouvelle section de chars FT et l'escadron moto du GRD. Le colonel demande que ces unités soient dirigées d'urgence sur Muillé-Villette (PC du II/141). Il fait connaître ses intentions au commandant du II/141. La section de chars sera à la disposition du II/141. Le colonel se réserve l'escadron moto du GRD, qui installera sur la ligne d'arrêt à Verlaines, derrière la gauche du II/141.

Entre temps, l'ennemi a continue son effort; à 7h35, il a enlevé la sucrerie d'Eppeville: le trou s'élargit vers l’est. Le colonel demande la division de hâter l'arrivée de l'escadron moto du GRD. Pour retarder l'avance allemande, il déclenche à 7h 42 un tir massif de la totalité du groupe d'appui direct et des deux groupes de l'action d'ensemble sur la sucrerie. Ce tir ralentit pour un instant l'activité ennemie dans la région de la sucrerie. A 7h 43, un compte rendu du 2e bataillon fait connaître que la compagnie de tirailleurs à gauche vient d'être enfoncée: la liaison avec le 140e est perdue... le trou s'élargit vers l'ouest. A 7h 45, le colonel dirige sur le II/141 la section d'éclaireurs motocyclistes du régiment et la met à sa disposition. A 7h 50, de nouveaux renforts sont demandés à la division. A 8h 05, la division fait connaître qu'une compagnie du III/141 et une SM transportées par camions sont en route sur Muillé-Villette.

Délai probable d'arrivée: une heure. A 8h 17, l'officier de liaison du GRD. arrive au PC du colonel. Le colonel indique à cet officier la mission qu'il réserve à l'escadron moto; l'officier repart avec le commandant Billot, chef de l'EM du 141e, qui a reçu mission de mettre en place l'escadron moto du GR sur la ligne d'arrêt (Verlaines).

A 8h 20, le II/141 fait connaître sa situation, l'ennemi est maître de toute la rive S. du canal, depuis la gauche du II/141, jusqu'à la sucrerie d'Eppeville (incluse). Le II/141 tient la route Ham-Nesle, au S. du canal, devant laquelle l'ennemi paraît pour l'instant arrêté à la suite des très fortes pertes qu'il a subies. A 8h 30, le colonel donne ses instructions au commandant du II/141: d'abord, arrêter l'ennemi, soit sur la route Ham-Nesles, soit sur la ligne d'arrêt: Verlaines-cote 74. A cet effet, utiliser l'escadron moto du GR. que le colonel passe au II/141. Puis, le colmatage assuré, contre-attaquer au plus tôt, dès que la compagnie du III/141 sera à pied d'œuvre, ainsi que la section de chars, en vue de rejeter l'ennemi dans le canal. A 9h, la section de chars arrive à Muillé-Villette. A 9h 30, l'escadron moto du GR parvient à Verlaines. A partir de 9h 45, l'ennemi renouvelle ses tentatives d'élargir la poche avec une ténacité et une vaillance qui ne se démentent pas une seconde. Peu à peu, par d'incessantes petites actions de détail, que ni les feux de l'infanterie, ni les tirs de l'artillerie n'arrivent à enrayer, les Allemands s'infiltrent entre la droite du 140e, qui s'est légèrement repliée, et l'escadron moto du GRD (Verlaines). Il est 12h50, et la compagnie du III/141 annoncée n'est toujours pas arrivée.

La situation s'aggravant, le colonel prescrit au II/141 RIA de contre-attaquer avec la section de chars et l'escadron moto du GRD en direction du coude du canal de la Somme. La compagnie du III/141, dont la présence à Esmery Hallon (3 km, de Verlaines) est enfin signalée, remplacera l'escadron moto du GRD dans l'occupation de la ligne d'arrêt (Verlaines). La contre-attaque débouchera à 14h 15, les éléments de droite du 140e appuieront l'action du II/141 par le feu et le mouvement. La 7e compagnie, qui tient Eppeville, appuiera la contre-attaque de ses feux. Le groupe d'appui direct tirera de 14h à 14h 15 entre le tortillard et le canal; à 14h 15, il reportera ses feux sur le canal entre le coude et Eppeville. Le groupement d'action d'ensemble tirera, pendant ce temps, sur la sucrerie et les rives du canal au nord de la sucrerie. A 14h 15, la contre-attaque débouche dans les conditions prévues; menée avec entrain par des chefs jeunes et pleins d'ardeur, elle progresse avec rapidité.

A 14h 55, la rive sud du canal est reprise; toutefois la sucrerie d'Eppeville reste encore occupée par l'ennemi. De 14h 55 à 17h, le II/141 procède au nettoyage de la sucrerie. A 18h 30, le II/141 a reconquis la totalité de sa position; la liaison est établie au coude du canal avec le 140e.

La journée du 24 mai se terminait donc glorieusement pour le régiment. L'attaque ennemie, menée avec une rare énergie par un régiment allemand tout entier (1) avait complètement échoué. Le 141e RI a causé à l'ennemi des pertes très lourdes. II a fait 67 prisonniers et pris un nombreux matériel. Ses propres pertes sont légères: un officier tué, lieutenant Mallié (7e compagnie); trois Alpins tués; un officier blessé, sous-lieutenant Gervasy (1er compagnie); quatorze alpins blessés; vingt quatre Alpins disparus, dont il sera vérifié quelques jours plus tard que dix sept ont été tués. Ces résultats ont été dus sans aucun doute à la valeur des officiers, sous-officiers et Alpins du régiment, mais aussi: à l'excellence du fonctionnement des transmissions qui a permis au colonel d'être constamment renseigné et, par suite, de prendre ses décisions en toute connaissance de cause ; à l'héroïsme des batteries du 4e groupe autonome d'artillerie coloniale, dont les batteries, contre-battues par des tirs précis et contrôlés par avions de l'artillerie allemande ont cependant continué à tirer malgré de lourdes pertes; à l'action efficace des sections de chars, menées par des chefs résolus et pleins de cran; à la volonté de tous de conserver d'abord, de reprendre ensuite le terrain dont la garde avait été confiée à l'honneur du régiment.

 

(1) Renseignements donnés par les prisonniers, et recoupés par les documents pris sur un officier.

 

Pensons-y-toujours

par le capitaine Jean Pétré

Paru dans le N°12 du 1er septembre 1942 de l’Alpin du 141

 

Le récit des journées du 24 mai et du 7 juin 1940 que vous avez lu sur l’Alpin, conté par le colonel, vous a fait saisir dans l’ensemble, ce que vous ne saviez que dans le détail, chacun d’entre vous n’ayant pu voir l’action que dans le cadre de sa compagnie, voire de sa section. Et, réfléchissant après cette lecture, vous pouvez tirer des enseignements précieux du simple récit de ces journées glorieuses.

Qu’apparaît-il, en effet, d’une façon incontestable? C’est que la 141, avec des moyens très faibles, soit en effectifs, soit en matériel, a repoussé l’ennemi qi l’attaquait en force, lui a infligé des pertes très sensibles, et l’a obligé à rester derrière le canal de la Somme. Tant que nous n’avons pas eu l’ordre de repli —et nous ne nous sommes repliés que parce que le dispositif avait craqué à droite et à gauche de notre division— l’ennemi n’a pas pu passer le canal. Nous l’avons maintenu pendant trois semaines, alors qu’il possédait sur nous, une supériorité que l’on peut qualifier d’écrasante.

Il avait des effectifs complets. Les nôtres étaient réduits de moitié. Il avait des réserves abondantes. Nous n’en avions pas du tout. Il était «gonflé» par sa victoire; Nous sentions que chez nous, tout craquait. Son artillerie, ses blindés, ses tanks, ses avions, tout son énorme matériel pesait sur nos minuscules moyens dont la faiblesse fraisait le ridicule. Nous n’oublierons pas de sitôt —entre autres choses— le bombardement de Ham où nous venons d’arriver, par une trentaine d’avions qui s’amusaient au-dessus de nous au point que certains faisaient allègrement du looping après avoir lâché leurs bombes. Et nous, n’ayant pas l moindre bout de DCA, nous tirions désespérément… avec nos FM!

De même à Chaulnes, de même à Noyon…

Mais ils ne sont pas passés.

Et alors une question se pose : qu’aurions-nous pu faire si nous avions eu leurs moyens? Si nous avions eu, seulement la moitié de leurs moyens? Nous avons fait la preuve que, infanterie contre infanterie, l’ennemi étant séparé de son matériel, nous le battions, puisque nous l’avons à plusieurs reprises, obligé à repasser le canal. Nous avons fait la preuve que notre faible artillerie «tenait le coup» devant la sienne, que nos pauvres petits tanks FT faisaient un «boulot» magnifique, que nous pouvions nous battre sans aviation, sans artillerie lourde, sans auto-mitrailleuses blindées, sans tanks lourds.

Cette preuve suffit, pour le moment, à notre fierté. Méditons là-dessus. Pensons-y souvent. Nous avons le droit de dire, en parlant de nous: «Le 141 invaincu». Et de penser à ce que peut donner un régiment comme le nôtre, quand il est d’égal à égal.

 

Jean Pétré

 

 

 

La journée du 7 juin 1940

Discours du colonel Granier

à l’assemblée générale du 7 juin

 

L'Alpin du 141, 2e année, n°10, 1er juillet 1942

 

 

Mon cher Président, mes chers amis,

Laissez-moi vous dire tout d'abord la joie que j'éprouve à me retrouver pour quelques heures au milieu de vous. La vie, voyez-vous, apporte journellement à chacun de nous des plaisirs et des peines, et bien rares sont les moments où peines et bonheurs ne soient pas mélangés. Pourtant, chaque fois que je me retrouve au milieu de vous, je vis un de ces instants uniques où la joie seule gonfle le coeur; c'est que, mes chers amis, vous m'avez donné le plus beau souvenir de ma vie: celui d'une troupe qui, au milieu de tant de défaillances, a fait magnifiquement son devoir, et, de ce don, je vous reste éternellement reconnaissant.

Nous voici donc réunis en cette journée du 7 juin. Pourquoi votre président et moi-même avons-nous choisi cette date plutôt qu'une autre pour nous retrouver tous ensemble ?... D'autres journées ont peut-être été plus glorieuses: le 24 mai, le 5 juin, vous avez empêché l'ennemi de franchir le canal de la Somme; les 17 et 18 juin, vous lui avez interdit le passage de la Loire; en ces jours-là, vous lui avez imposé victorieusement votre volonté. Vous en avez conscience, et c'est la raison pour laquelle ils ont laissé dans votre mémoire des marques plus profondes. Dans ces journées-là, je n'ai jamais été inquiet; je connaissais votre vaillance; avec un obstacle comme le canal de la Somme ou la Loire devant vous, je savais que les Allemands ne pourraient vous attaquer avec leurs Panzer; vous n'auriez donc devant vous que l'infanterie allemande; dès lors, connaissant votre valeur et celle de vos cadres, j'étais tranquille.

Le 7 juin, la situation se présentait tout autrement. Le 6 juin au soir, la 3e DLI avait reçu l'ordre de quitter le canal de la Somme et de se replier sur la ligne Bois de l'Hôpital-Fréniches-Ferme de Rouvrel-Tirlancourt-Guiscard, c'est-à-dire sur une position non reconnue, sans point fort du terrain, sans obstacle anti-char... Pourquoi cet ordre de repli? C'est que le 5 au matin, l'offensive ennemie, attendue par le haut-commandement, s'était déclenchée. Dès le 5 au matin, après une puissante préparation d'artillerie et d'aviation, l'action ennemie s'était portée, d'une part, sur la VIe armée, sur le canal de l'Ailette, d'autre part, sur la VIIe armée (la nôtre), dans la tête de pont de Péronne, et sur la Xe armée, à notre gauche. Le 6 juin, l'ennemi avait continué ses attaques sur tout le front, entre l'Aisne et la mer. En fin de journée, entre Aisne et Oise, l'ennemi avait forcé le passage de l'Ailette et atteint la Malmaison et la région de Terny-Sorny. La Ve armée avait engagé toutes ses réserves sans pouvoir arrêter la progression ennemie, et le général commandant la VIe armée décidait de reporter son dispositif sur l'Aisne, au cours de la nuit du 6 au 7.

Devant la poche de Péronne où l'ennemi, appuyé par de nombreux chars, a attaqué sur les 19e et 29e divisions, sa progression a été profonde à la tombée de la nuit, le 6, l'ennemi a atteint Le Quesnel, Roye, Champien, Rouy. Entre Amiens et la mer, notre ligne toute entière a cédé sous le choc des Panzer divisionnaires, qui ont poussé jusqu'à la Bresle.

En cette fin du 6 juin, la 3e DLI et la 23e DI, à notre droite, forment une avancée entre Oise et canal Crozat, avancée menacée sur ses deux flancs par la progression de l'attaque allemande, et c'est cette menace qui décide le général Besson, commandant le GA3, à ordonner le repli des 29e DI, 3e DLI et 23e DI.

Vous vous souvenez des circonstances de ce repli, par une nuit magnifique, sur des routes encombrées d'unités de toutes armes. Malgré toutes les difficultés, l'aube du 7 juin trouve le 141e RIA installé sur la ligne qui lui a été fixée, le 1er bataillon à gauche, en liaison avec le 140, tenant les fermes de Rouvrel et du Bois-Brûlé; le 3e bataillon, à droite, en liaison avec le 107 de la 23e DI, tenant Tirlancourt; le 2e bataillon, en 2e échelon, à Thiescourt. Dans notre dos, au S.-E., le canal du Nord, canal sans eau, mais à bords francs qui n'est franchissable qu'aux ponts... L'aube est à peine levée que le régiment et les ponts du canal sont survolés par une nuée d'avions ennemis; le spectacle est impressionnant. La ronde infernale des stukas durera toute la journée, piquant sur les nœuds de communication et sur les ponts du canal, qui sont notre seule ligne de retraite. Dès 8h 30 se produisent les premiers contacts; la 7e compagnie, que j'ai laissée aux avant-postes à Flavy-le-Meideux, signale dès cette heure-là l'arrivée des premiers éléments de reconnaissance ennemis; elle se replie conformément à sa mission. A 9h 30, ont lieu les premiers contacts sur la position de résistance. L'ennemi n'attaque pas en force sur notre front; il tâte et tente de filtrer; mais au S.-E., c'est-à-dire à notre droite, sur la 23e division, les Allemands franchissant l'Oise à Noyon, attaquent en direction du nord, en vue d'interdire le repli des 3e et 23e DI. Au N.-O., c'est-à-dire à notre gauche, et presque dans notre dos, l'ennemi progresse le long du canal du Nord en direction du massif de Lassigny. Je réalise immédiatement la situation; nous sommes dans une véritable nasse, que les Allemands essaient de refermer derrière nous. De 11h à 13h, j'apprends successivement qu'entre le 141 et le 140 des infiltrations se produisent aux lisières du bois de l'Hôpital; qu'à l'est, le 107, qui tenait Guiscard et étayait ainsi notre droite, s'est replié.

Si les infiltrations entre le 141 et le 140 ne m'inquiètent que peu, par contre le recul de la 23e DI me cause de grosses inquiétudes. J'envoie plusieurs fois le capitaine Laurens (capitaine adjoint au chef de corps) en liaison auprès du colonel commandant le 107 et, à 13h, le capitaine Laurens me rapporte un ordre du général commandant la 23e DI qui ordonne le repli de sa division en direction de Lagny, sur un itinéraire qui coupe tous les arrières de la 3e DLI. J'apprends, en outre, que l'ennemi progresse toujours du Nord au Sud le long du canal du Nord.

Ainsi l'étreinte se resserre... Que va être la fin de l'après-midi? Sur notre front, l'ennemi ne pousse guère; tout le drame se joue sur notre flanc droit, et dans notre dos.

Sur ces entrefaites, je reçois à 13 heures, dans la cave qui me sert de PC, un ordre du général commandant la 3e DLI, qui, étant coupé de ses régiments, son PC de Dives étant pris depuis plus de deux heures sous un violent bombardement d'avions, me prescrit de mener les opérations à mon initiative, le 140e RIA devant régler sa conduite sur celle du 141e RIA.

De 13h à 15h, la situation s'aggrave. Sur le flanc droit, l'ennemi progresse; les groupes Pinelli et Le Coroller qui appuient le régiment, commencent à recevoir des balles de mitrailleuses, tirées à longue distance. Le 107 s'étant replié, le flanc droit du régiment est découvert. Dans mon dos, j'entends le grondement du canon; la bataille descend le long du canal du Nord. Il faut, dès maintenant, préparer le repli à effectuer la nuit, et, dans ce but, gagner du temps. C'est pourquoi à 15 h, je décide de replier toute la ligne de combat de la division sur la ligne lisière ouest du bois de l'Hôpital, Frétoy-le-Château, Rezavoine, Muirancourt, et de rechercher au S.-E. la liaison avec le 107. Le 2e bataillon viendra prendre position à Rézavoine, pour soutenir ce repli. Le 3e bataillon tiendra Muirancourt. Le 1er bataillon traversant le 2e bataillon, viendra en réserve dans le bois du Chapitre. Les deux groupes d'artillerie se repliant par échelon, viendront prendre position à l'ouest du bois du Chapitre. Mon PC se repliera, une fois le 2e bataillon en place à Rézavoine, sur Chevilly. Le 3e bataillon étant pressé de plus près que le 1er, je prescris à une compagnie de chars R35 que j'ai à ma disposition, de contre-attaquer pour permettre le décrochage du 3e bataillon. Elle le fait avec un admirable esprit de sacrifice; la perte de la moitié de ses chars, et la mort de deux officiers dont son capitaine, sont la rançon d'un sacrifice, devant lequel je m'incline très bas.

Vous pouvez juger, mes chers Alpins, de mon état d'esprit en ce 7 juin, 15 heures, et, dès lors, vous ne vous étonnerez pas, mon cher Pétré (1) de m'avoir trouvé d'une bien peu folle gaieté, lorsque vous êtes venu me trouver à Rézavoine, et que votre bon appétit a liquidé les restes relativement importants du repas de l'Etat-major.

Le repli s'effectue en bon ordre. Le PC du 141 se transporte à Chevilly, dès que le 2e bataillon est en place; il est l'objet d'une violente attaque d'avions à la bombe et à la mitrailleuse, et le capitaine Laurens se rappellera longtemps ses innombrables plats-ventre, magnifiques exercices de souplesse, qu'il accomplira sans jamais lâcher la sacro-sainte serviette où se trouvent tous mes papiers de commandement.

A 16h 30, le nouveau dispositif est en place; ce repli de 3 km doit, à ce que je pense, me permettre de gagner du temps; mais l'ennemi n'a pas été surpris; il suit de près, et, dès 17h 15, le 2e bataillon me signale par radio que sa gauche est fortement pressée et qu'il a perdu toute liaison avec le 140e. Je suis sans liaison autre que la radio, avec les deux bataillons en ligne; je ne sais exactement la situation de l'ennemi; je joue alors ma chance. Je connais le terrain j'étudie la carte. L'ennemi ne peut être que dans la partie boisée au N.-O. de Rézavoine. Malgré l'infernale ronde d'avions qui continuent, je prescris au groupe Pinelli de déployer au moins une batterie, et de tirer à toute vitesse pendant dix minutes, sur cette région boisée. Un quart d'heure après, je reçois un nouveau radio du 2e bataillon ainsi conçu «Bravo pour le tir; en plein dans les Allemands, qui sont stoppés; ma compagnie de gauche reprend ses positions...» Ce radio me rassure; j'avoue qu'un instant j'avais eu chaud.

A 19 h, je reçois du général de division l'ordre de replier tout le dispositif à l'ouest du canal du Nord, dans le massif de Lassigny. Le repli s'effectue dans la nuit, à travers des villages en flammes, encombrés de cadavres d'hommes et de chevaux; les derniers éléments du régiment ne se décrochent que le 8 à 3 heures, non sans éprouver d'immenses difficultés; ceux qui, parmi vous, faisaient partie de la section d'éclaireurs-motos du lieutenant Lanza, ont dû en garder un souvenir extrêmement précis.

Malgré tout, le 8 juin, à 6 heures, tout le régiment se trouve rassemblé pour de nouvelles tâches, dans la région de Thiescourt, c'est-à-dire dans le massif de Lassigny, après avoir vécu, le 7 juin, une journée qui aurait pu être néfaste, si vous n'aviez pas été les Alpins manoeuvriers et décidés que vous vous êtes montrés une fois encore en ce jour-là (…).

 

(1) Capitaine commandant la 6e compagnie, 2e bataillon, président de l’amicale régimentaire du 141e RIA.

 

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  • : Colonel Pétré, la Résistance à Marseille
  • : Biographie du Lieutenant-Colonel Jean-Baptiste Pétré, chef régional de l'Armée Secrète AS à Marseille. Archives de l'AS, de la déportation, de l'épuration. Campagne de France et Résistance durant la 2ème guerre mondiale.
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