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22 janvier 2011 6 22 /01 /janvier /2011 20:16

Le commencement de la fin...

Le repos fut modeste. Arrivés à Brouchy, nous y goûtons le plaisir d'être éloignés de la ligne de feu (8 à 10 kilomètres). Mais dès le 1er juin, au matin, les cadres partent reconnaître nos nouveaux emplacements sur le canal. Nous montons dans la nuit. Entre temps, cet «emplacement de repos» ne nous fut pas très reposant, car nous y fûmes bombardés par l'artillerie ennemie. Et, prenant ses emplacements dans une ferme isolée, l'après-midi, la section Olive arriva sous les obus.

Nous savons que les positions que nous devons prendre ont été bombardées l'après-midi. Mais nous nous installons sans encombre. Les sections Galy et Ramel sont sur le canal, à un petit village abandonné, Sommette-Eaucourt. La section Sauer est avec le PC du capitaine, dans une maison de garde-barrière qui domine le paysage de prairies. Les rives du canal sont plates, sans remblai, difficilement défendables. En face, des fourrés épais. Mais un coup d'œil sur la carte nous apprend qu'ils sont très marécageux, et, par conséquent, impraticables à l'ennemi.

C'est le calme presque plat. A peine, de temps en temps, quelques obus. Nos prédécesseurs, pourtant, y avaient eu des escarmouches. Le seul ennui est de ne recevoir le ravitaillement que de nuit, car notre position est telle que l'ennemi peut voir nos moindres mouvements. Aussi, se planque-t-on tout le jour. On reste là trois jours de quasi-repos. Le moral est excellent, et le capitaine reçoit des comptes-rendus ainsi conçus: «RAS. Demandes: fly-tox». Car le grand ennemi, c'est... les moustiques! Dans la nuit du 4 au 5 juin, nous sommes relevés par le 3e bataillon. Nous partons heureux du repos en perspective, sans nous douter que nous commencions là, un trajet qui ne devait finir que... dans la Haute-Vienne!

Partis à 11 heures du soir, nous arrivons à 3 heures du matin à Golancourt, où s'est installé le PC du bataillon. De suite, on tâche de dormir, et même, certains, osent se déshabiller, ce qu'on n'a pas fait depuis des semaines.

Mais le repos est court. A peine a-t-on commencé à dormir qu'un bombardement nous assaille. Le capitaine, qui s'était installé au rez-de-chaussée d'une petite maison est réveillé par un obus qui tombe au pied de la fenêtre et envoie voltiger les contrevents. Les éclats emplissent la chambre, sans autre dommage, et Bicheron qui dormait par terre, reçoit toutes les vitres sur la... figure. Et on se rendort.

Mais, à 7 heures, alerte. L'ennemi a attaqué, à la fois à Sommette-Eaucourt, où nous étions la veille, et sur le front du 140, qui est à Ham. On dit qu'il avance sur la route de Muillé-Villette, sur lequel se trouve Golancourt.

Une demi-heure après, nous sommes installés en défensive aux lisières du village. Nous apercevons chez l'ennemi une saucisse qui nous surveille. Un avion ennemi nous survole et mitraille... des vaches qui paissent bien tranquillement. Nos artilleurs, près de nous, battent des records: 27 coups à la minute. Finalement, comme le 24 mai, une contre-attaque rejette les Allemands de l'autre côté du canal. A midi, le lieutenant Sauer et les cadres restés en ligne pour passer les consignes, nous apportent les nouvelles. L'ennemi a passé le canal à Sommette sur des barques en caoutchouc. Les sections Fortoul et Sanche, de la 3e compagnie, se sont battues à la baïonnette. Les Allemands ont laissé une trentaine de cadavres sur le terrain. Nous avons eu des pertes. Les prisonniers déclarent qu'ils étaient 4.000 massés, prêts à foncer dans la brèche, avec ordre de faire un minimum de 20 km par jour sur la route de Paris. Ils ont, une fois de plus, manqué leur coup.

Cependant, l'atmosphère reste nerveuse. Le 1er bataillon ne cesse de demander du renfort. Après la 5, c'est la section Sauer qui repart en ligne. Nous passons la nuit en alerte dans les bois. Au petit jour, nous rentrons au village, et goûtons notre dernier sommeil tranquille. La journée passe, calme pour nous, mais angoissante pour le 140. L'ennemi a réussi, encore, à passer le canal, aux environs du port, et à l'emplacement qu'occupait la section Olive. Les contre-attaques se succèdent au 140. Pendant ce temps, le capitaine et les cadres font de longues reconnaissances autour du village. On doit s’y installer en «réduit», et résister sur place. En attendant la nuit, on mange. Mais, à 7h 30, ordre à la 6 de remonter en ligne pour renforcer le 140. Un quart d'heure après, nous sommes en route, par les champs, en évitant la route.

La nuit tombe. Des obus éclatent à cent mètres devant nous. Nous laissant dans un bois, le capitaine part accompagné de son ordonnance, prendre les ordres au PC du 140. II revient nous chercher pour nous conduire à Ham. La mission est de s'installer en ligne de soutien sur la voie ferrée, derrière l'ancien PC de compagnie du Vert-Galant. Avant le départ, il réunit les chefs de sections et leur confie une nouvelle stupéfiante qu'il tient d'un capitaine du 140, sous toutes réserves: la division va décrocher dans la nuit et se retirer vers le sud. Car la division voisine a été débordée, et nous sommes déjà pratiquement tournés par l'ennemi, à notre gauche. Mais l'ordre n'est pas encore officiel, et nous devons, tout de suite, remplir notre mission.

Sommes-nous destinés à une mission de sacrifice pour retarder l'ennemi en nous faisant tuer sur place? La nuit est venue. Nous partons, sur la route de Ham. Nous croisons de petites colonnes de mitrailleurs qui «descendent». Est-ce le commencement du repli? Un guide, qui connaît le terrain encore moins que nous, nous fait perdre beaucoup de temps. Finalement, nous nous engageons sur une voie en remblai pour nous placer en défensive au point indiqué, sur la carte, par le chef de bataillon du 140. La gare de Ham est en feu, et une rame de wagons brûle, éclairant la nuit noire. A minuit, le capitaine nous place sur le terrain. Nous commençons à creuser des trous, et nous sommes décidés à offrir une résistance opiniâtre. Des agents de liaison sont envoyés vers la gauche et vers la droite. Mais le capitaine a vite l'impression qu'il est tout seul «dans le décor». Un GM qu'on lui avait signalé, n'est pas à l'emplacement indiqué. Des traces récentes montrent qu'il s'est replié. Bicheron est expédié au PC du bataillon, avec un mot secret pour le commandant. Il faut, à tout prix, savoir si nous sommes compris dans le mouvement général de repli. Sinon, il nous faudra mourir sur place, pour protéger la retraite du régiment. Des moments angoissants passent. Seuls, les chefs de sections sont au courant de la situation. Pour attendre, le capitaine entre dans une petite maison, par la fenêtre. A peine a-t-il fait deux pas, dans l'obscurité, qu'il tombe par une trappe ouverte, jusque dans la cave. La chute a été rude. Il souffre beaucoup des reins et d'une jambe. Mais Bicheron revient du PC du bataillon .Il n'a trouvé personne. Tout le monde s'est replié. Notre situation est aggravée du fait que nous sommes détachés au 140, et que nous ne dépendons pas de notre régiment. Que faire? Une seconde fois, «Biche» est expédié, dans la nuit, afin de savoir, auprès du 140, si nous devons rester sur place ou nous replier aussi —ce que nous ne pouvons pas faire sans ordre.

Il n'y a plus personne au PC du 140. Mais le chef de bataillon nous a envoyé l'ordre de repli. Ce fut une chance inouïe que «Biche» ait rencontré, dans la nuit, l'agent de liaison qui portait l'ordre —et ne savait pas exactement où nous étions. A 2h 45, le 7 juin, le capitaine serrait précieusement dans son portefeuille l'ordre ainsi conçu: «Rejoindre de suite votre bataillon qui se trouve à Flavy-le-Meldeux. Mouvement à faire en ordre et en silence. Exécution immédiate».

Par une coïncidence curieuse, la section Sauer, qui était partie en renfort avant le reste de la compagnie, décrochait, aussi, à la même heure. Ce qui fait que nous pouvons dire que la 6 a été la dernière des unités de l'armée française à tenir sur la Somme.

A trois heures, il va faire jour. Nous devons décrocher sans alerter l'ennemi. Déjà les avions allemands rôdent dans le ciel qui s'éclaire. En colonne, par un, de chaque côté de la route, nous regagnons Golancourt. Beaucoup n'ont pas compris, alors, l'impatience du capitaine qui n'accorda que cinq minutes pour prendre les ballots d'allégement. Ceux-là comprendront maintenant... Quant aux bagages qui étaient avec les cuisines, nous ne les verrons plus. A Golancourt, quelques permissionnaires rentrés pendant la nuit, nous attendaient. Ils nous apprennent les bombardements de leur train, et la mort du caporal Ardisson, à Noyon. Et nous entamons le repli qui, des rives de la Somme, nous conduira aux bords de la Vienne.


Histoire d’un repli

La retraite en combattant

 

La journée du 7 juin

Il fait jour quand nous arrivons à Flavy-le-Meldeux. Nous pensions y retrouver le bataillon, mais nous y trouvons la 7e compagnie. Le lieutenant Roux, qui la commande, nous instruit, en quelques mots: «Je suis en avant-poste avec mission d'attendre les Allemands». Et il nous dirige vers le bois du Châpitre où se trouve le commandant. Au moment de quitter le village, survol d'avions de plus en plus nombreux. Nous avançons par la route, puis par des chemins de terre, mais en plein soleil, car le temps est radieux. Il faut se planquer à chaque instant, car les avions ennemis sont très actifs. Quand un groupe nous semble assez loin pour repartir, un autre apparaît. Et il faut se planquer à nouveau, où l'on peut... Mais les avions allemands ne semblent pas s'inquiéter de nous. Ils s'occupent à des bombardements massifs. Nous assistons, du haut d'une colline, au pilonnage de Guiscard, à quelques centaines de mètres devant nous.

A un petit groupe de fermes, Tirlancourt, nous nous reposons un instant. Car nous marchons depuis douze heures. Les avions ennemis ont provisoirement disparu. Nous repartons. Au château de Béthencourt, le capitaine voit le commandant Tuffelli qui lui donne des indications sur l'itinéraire à suivre. Nous devons rejoindre Rézavoine où se trouve le colonel.

Dans une petite maison de Rézavoine, le capitaine se présente au colonel. Calme, comme toujours, mais très pâle, le colonel commence une journée d'angoisse, après une nuit d'inquiétude. Il ne dit que peu de mots, des mots d'affectueux encouragement et de joie en revoyant sa 6 qui... vient de loin! Et nous ne saurons que plus tard ce que notre colonel cache sous un sourire: la division est près d'être encerclée. Il nous faut, à tout prix, passer le canal du Nord dans la nuit, car l'ennemi est maître de tous les ponts, sauf celui de Lagny. En attendant, il faut contenir l'avance des Allemands qui, quelques minutes après notre passage à Flavy-le-Meldeux y étaient arrêtés par la 7.

Nous sommes en réserve de division à un kilomètre de Rézavoine, au bois du Châpitre, où nous retrouvons le commandant. La section Sauer nous rejoint tandis qu'épuisés, nous nous reposons sous les arbres, et le capitaine l'accueille avec la joie que l'on pense. Le lieutenant Sauer nous apprend que les Allemands ont franchi le canal à Ham, et, ne trouvant plus aucune résistance, se sont avancés jusqu'à Golancourt. Ils continuent leur avance. Du bataillon, on apprend que, pendant que nous tenions à Ham, les Allemands faisaient, sur notre droite, une pointe dangereuse jusqu'à Chauny et le canal de l'Ailette (qui passe à Merlieux). Or, depuis deux jours, ils ont avancé sur notre gauche, élargissant leur tête de pont de Péronne. Et nous nous sommes trouvés au sommet d'une poche qui se refermait derrière nous. Il s'agit d'en sortir ...

En attendant, nous n'avons rien à manger. Nous apprenons que l'adjudant Vernet, le sergent-chef Hourset et Loup, nous cherchent partout et ont amené la roulante, malgré mille difficultés. Mais au moment où ils vont nous rejoindre, vient l'ordre de se mettre en défensive sur les pentes de Razévoine. De réserve de division, nous passons en ligne, avec mission de protéger le repli des 1er et 3e bataillons qui doivent nous passer en se repliant. On «remonte» donc à Rézavoine, à la maison où le colonel a installé son PC d'un matin. Nous occupons de petites crêtes, dans les vergers. La section Sauer est à gauche, en liaison avec la 7, la section Olive au centre, la section Galy à droite, et la section Ramel en réserve au PC du capitaine, à trois cents mètres en contre-pente. Devant nous des près, puis des lisières d'un bois touffu où, bientôt, se font entendre les moteurs des blindés ennemis. La chaleur est étouffante. Nous n'avons toujours rien à manger. Heureusement, des «débrouillards» ont trouvé du cidre. A 16 heures, le 1er bataillon se replie de Fréniches et le commandant Péraldi apprend au capitaine qu'il se bat depuis le matin. Le 3e bataillon nous passe sur notre droite. Désormais, c'est nous qui sommes en première ligne. Du bois, partent des fusées blanches lancées par les Allemands. Aussitôt, la 7 et aussi le PC du bataillon sont bombardés. La 7 aperçoit des blindés ennemis débouchant du bois. Un barrage d'artillerie arrête l'attaque. Nous saurons plus tard quelle reconnaissance nous devons à nos artilleurs du groupe Pinelli qui, sur la demande instante de notre colonel, ont mis en batterie sous le bombardement des avions ennemis. Les Allemands remontant de Noyon, se sont emparés de Genvry, sur le canal du Nord, à trois kilomètres du pont où nous devons passer dans la nuit, à cinq kilomètres derrière nous. Ils sont donc dans notre dos. Des ennemis débouchent du bois. Nous les accueillons par le feu de tous nos FM. Le capitaine reçoit du commandant l'ordre de tenir coûte que coûte: «Tout repose sur vous». Nous tenons. Le repli ne doit commencer, qu'à 22 heures. Le temps passe très lentement. Pour empêcher tout débouché du bois, nous tirons sans arrêt. Aurons-nous le temps de passer le canal du Nord? Nous savons, par expérience, la valeur d'un canal. Par bonheur, l'ennemi a été arrêté à Genvry. Il reste un pont libre. Pourrons-nous passer? Avant de décrocher, à la nuit noire, nous faisons un feu d'enfer sur le bois. Puis, rapidement, en colonne des deux côtés de la route, nous partons vers le canal.

 

La nuit de Lagny et la journée du 8 juin

Marche fatigante coupée de longs arrêts. Nous sommes derrière la 7, et la 5 nous suit. On traverse Chevilly. A une barricade abandonnée, des officiers du GRD nous pressent de passer. On doit faire sauter le pont sur le canal. Enfin, nous y voici à minuit. Il sautera après notre passage. Devant nous Lagny est en flammes. C'est un long village qui s'étire aux bords de la route. Dans l'après-midi un convoi hippo y a été surpris par l'aviation ennemie. Et ce que nous y avons vu dépasse en horreur tous nos précédents souvenirs. Un enchevêtrement de cadavres d'hommes et de chevaux gagnés par les flammes, tandis que s'écroulent les maisons dévorées par le feu. Il est impossible de passer sur la route. Nous devons nous frayer un chemin par les jardins, dans un encombrement indescriptible de véhicules embourbés. Notre colonne se coupe à chaque instant. Bientôt la 6 et la 5 seules tâchent de reprendre la route en direction du bois de Plessis-Cacheleux où doit se regrouper le bataillon.

Notre fatigue est immense car il y a, à ce moment, trente heures que nous marchons et combattons, sans manger. Le capitaine envoie les lieutenants Galy et Sauer reconnaître un passage éventuel vers la route. En attendant, on se regroupe dans ce désordre inouï, parmi les véhicules qui se suivent sans arrêt, à la lueur de l'immense incendie. Le capitaine Dazet a sa compagnie derrière nous. Enfin, le passage est trouvé, et nous rejoignons la route, la 6 et la 5 ensemble, dans un ordre réconfortant.

Nous devions atteindre Thiescourt, mais, en route, un ordre verbal nous avait indiqué le bois de Plessis-Cacheleux. Nous y arrivons au milieu de la nuit, absolument harassés. On s'étend par terre, sous les fourrés, et on s'endort d'un sommeil lourd, vers deux heures du matin.

Il y a à peine vingt-quatre heures que le repli est commencé. Et, déjà, il nous semble que nous sommes seuls dans le décor. On rencontre, partout, des gens qui cherchent leur unité. On sent venir le désordre envahissant. Pour nous, il faut, à tout prix, rester groupés, nous sentir plus unis que jamais, faire un bloc indissoluble dans le désarroi général. Pour l'heure la 5 et la 6 sont ensemble dans le bois. Pendant que leurs hommes dorment, les deux capitaines se partagent la besogne. Le capitaine Dazet ira reconnaître le PC du bataillon, et le capitaine Pétré se préoccupera de trouver de la nourriture. Car il y a un jour et demi que nous n'avons rien mangé.

Comme il faut éviter de se faire repérer, l'ennemi pouvant être autour du bois (on ne sait rien de la situation), les deux capitaines s'en vont seuls. L'un enfourche un vélo et part à la découverte. L'autre se faufile le long des lisières pour atteindre la grande route où gisent de nombreux cadavres, et aussi des voitures qui, peut-être, portent «de quoi manger». Il n'y a rien, que des paperasses de comptabilité, des vêtements, des cantines. Rien à se mettre sous la dent. Et il faut faire manger trois cents hommes!

Tout à coup, assez loin, dans un champ, notre capitaine aperçoit une roulante abandonnée, avec ses deux mulets crevés, les quatre fers en l'air. Il y trouve une caisse pleine de boîtes de sardines qu'il rapporte, triomphant. Le lieutenant Ramel, envoyé, avec quelques hommes, pour voir s'il n'y a pas autre chose, revient avec de magnifiques rôtis trouvés dans cette bienheureuse roulante. Il rapporte aussi des livrets militaires. Et nous nous apercevons alors que cette roulante est celle de la 6! Les livrets de Loup, de Blanc, de Plantier, de Champel, etc. ne nous laissent aucun doute. Nous apprendrons plus tard que nos cuistots ont été bombardés à Lagny, que le convoi a été dispersé, et que Mercoiret a été si grièvement blessé qu'il faudra l'amputer d'une jambe. Et notre chèvre-mascotte, Cydalise, a été tuée... Quoi qu'il en soit, on mange. Des débrouillards ont trouvé du pain auprès d'artilleurs. Nous n'avons rien à boire, pas une goutte d'eau. Mais on se restaure tout même, et quand, vers 10 heures, un motocycliste arrive du bataillon, tout le monde est réconforté. L'ordre est de rejoindre Thiescourt, sans tarder, car l'ennemi est au bois de Candor qui commence à quelques centaines de mètres-du nôtre. Nous partons à 11 heures, par un temps magnifique qui donne beau jeu aux avions ennemis qui nous survolent. Nous évitons la grande route et les villages, marchant à travers champs, nous camouflant quand passe un avion. A Thiescourt, toute la division est «regroupée», un mot que nous reverrons souvent!

Nous nous installons dans les écarts, parmi des vergers. Après ce que nous venons de voir, nous préférons éviter les villages. Le ravitaillement arrive et on lui fait fête. On se repose sous les arbres. Il semble que tout va bien... Mais ce n'est qu’un court répit. Le capitaine, rendu au bataillon, y reçoit l'ordre d'aller s'incliner à Gury, en «bouchon anti-chars» (encore un mot que nous reverrons!). Or Gury est à une dizaine de kilomètres de Thiescourt. Et tout le monde est épuisé. Le capitaine a un mot «historique» qui dit bien nos sentiments: «J'aimerais-mieux crever que d'entendre cet ordre». Il obtient, tout de même, de ne l'exécuter qu'après le repas. Retard heureux car, au moment de partir, on reçoit l'ordre d'aller non plus à Gury, mais à Dives, qui n'est qu'à trois kilomètres.

Par une marche pénible, sous un soleil impitoyable, nous arrivons à Dives vers 18 heures. On s'installe aussitôt, mais à peine est-on placé sur le terrain, qu'un ordre arrive: le bataillon doit s'embarquer en camions sur la route de Lassigny à Mareuil-la-Motte. Nous prenons à peine le temps de manger et nous repartons. Un peu avant le départ, des obus tombent sur le village, que nous quittons sans regret. Il y a une dizaine de kilomètres à faire. Des guides, aux carrefours, nous font prendre le trajet le plus long, mais c'est une nécessité, les routes étant très encombrées. Enfin, nous atteignons la route de Lassigny et nous nous affalons pour une pause bien gagnée. A notre droite, un avion est harcelé par la DCA allemande, et nous sommes tout surpris de «les» trouver si près et si avancés par rapport à nous. Le lieutenant Gouyon, en moto, vient nous presser de repartir. Mais on le reçoit fraîchement, et il obtient du capitaine la réponse que nous faisons, seulement, les choses humaines, et qu'on n'est pas le Bon Dieu.

L'excellent lieutenant Gouyon repart, tout contrit de cette mauvaise humeur, non sans nous faire observer qu'un avion nous survole. Et les officiers de la 6 se rappelleront longtemps que, d'une même voix, ils lui ont répondu: «Mais mon vieux, on s'en f...». Le fait est que la fatigue est immense. On n'en peut plus. Et les «Quatre z'officiers» comme ils s'appelaient entre eux concluent simplement: «Au point où nous en sommes...». Mais ce léger mouvement de découragement s'achève, comme toujours, dans un éclat de rire. On repart... Et l'on finit par arriver, à la nuit, aux camions. Ils partent, avec les autres bataillons, et nous attendons longuement leur retour. Couché le long de la route, le bataillon, harassé, s'endort, tandis que des avions le survolent et lancent des fusées éclairantes sans arrêt. Enfin, à 1 heure du matin, le 9 juin, nous embarquons et les camions partent vers le sud...

 

Le repli s’accentue

Donc, le 9 juin, à une heure du matin, nous quittions la région de la Somme. Nous allions, disait-on, derrière l'Oise. Nous laissions derrière nous des artilleurs en position, et nous traversions des villages où des troupes mangeaient tranquillement. Nous pensions que l'avance allemande était stoppée. Le voyage fut long. Nous n'allions pas par le plus court chemin, loin de là. Le jour est vite levé. Heureusement le brouillard nous couvre par moments.

A 4 heures, nous passons l'Oise au pont de la Croix-Saint-Ouen, le seul qui subsiste, et nous entrons dans la forêt de Compiègne. Dans les belles allées de cette magnifique forêt, nous avons l'impression que nous somme «sortis du bain» et que tout va très bien. Nous voyons des fortins en rondins, des emplacements de tir, de réseaux de barbelés, autant de choses qui nous font croire à une défense bien préparée. A un carrefour, le commandant regarde, souriant, passer son bataillon, et l'on se croirait encore aux beaux jours de Châteauneuf. Pourtant, des avions nous survolent. Mais on s'y habitue... Nous arrivons à Béthancourt, tout surpris d'y trouver des civils. Béthancourt est un joli village du Valois, perché sur un plateau. Dans ce village qui s'éveille, nous nous attendons à un véritable repos. Espoir déçu. On voit le capitaine reconnaître le terrain avec le commandant. Il faut relever les troupes d'un CID qui «tiennent» là et ont fait des travaux importants: barrages anti-chars, tranchées, emplacements de tir. Les civils sont hargneux. Ils nous accusent carrément d'avoir «fichu le camp»!

Il n'est que six heures du matin, et nous avons déjà l'impression que nous avons vécu toute une journée. Le ravitaillement arrive, puis notre chère roulante récupérée au bois de Plessis-Cacheleux. On fait la distribution dans l'église, seul endroit qui offre un abri aux vues des avions, grâce aux arbres qui sont sur la place. Ce n'est pas du goût d'un capitaine d'artillerie qui se montre scandalisé de ce «sans-gêne». Mais notre capitaine lui rétorque qu'il est certainement plus agréable à Dieu de voir des soldats nourris, plutôt que mourants de faim et de fatigue.

Nous prenons nos emplacements, avec mission de se défendre de tous côtés. Du haut de la colline, on voit les fumées de Compiègne qui brûle. Ça ne remonte pas le moral. On s'énerve, on s'inquiète, et la fatigue s'augmente en allées et venues incessantes. Vers le soir, ordre de s'installer à Morcourt, en «bouchon anti-chars». Il y a quatre kilomètres à faire, et tout le monde est à bout. Le capitaine s'arrange pour faire faire ce déplacement en camions. A minuit, l'installation est terminée. Morcourt est une petite agglomération de fermes, dans une dépression noyée de verdure. Les sections Galy et Ramel sont sur le plateau, au nord. La section Sauer sur la route de Béthencourt et la section Olive avec le capitaine, dans une grande ferme, près du PC du bataillon. Le matin du 10 juin se lève, inondé de soleil. Le paysage est reposant au possible. On se sent loin de la guerre, loin de tout... Dès le matin, nous avons du café chaud, chose que nous avions presque oubliée, tant il nous paraît qu'il y a longtemps que nous n'en avions eu.

La journée s'avance, calme, extraordinairement. On se lave, on se fait couper les cheveux, on se pomponne. Encore une ou deux journée comme celle la et nous serons tout à fait d'aplomb. Pour la première fois depuis Ham, on reçoit du courrier. Cette journée ensoleillée du dimanche 10 juin restera le seul bon moment de la retraite.

Mais voilà que, vers 18 heures, les lieutenants Galy et Ramel voient arriver sur le plateau une troupe lamentable du génie, sans officiers. Ils demandent naïvement à ces hommes: «Vous allez au repos?». Mais la réponse les renseigne vite: «On vient de Pierrefonds. On a en vu». Et aussitôt, ce mot superbe: «Et nos fantassins peut-être encore plus!...». A peine ces hommes sont-ils passés qu'on entend un grand bruit de moteurs sur la route de Crépy-en-Valois. Une grande quantité de chars passe à toute allure. Bientôt, des rafales se font entendre. On se bat à notre droite, et derrière nous. En même temps, l'ordre arrive du bataillon: «Rassemblement immédiat. On se replie». Une demi-heure après toutes les sections se retrouvent au PC du capitaine, et l'on part, colonne par un, sur une petite route, le long des haies.

 

La nuit de Crépy-en-Valois

Les compagnies partent individuellement. Le bataillon se regroupera au Bois-du-Roi, à une dizaine de kilomètres au sud. L'itinéraire passe par Crépy-en-Valois. Dès le départ, des avions nombreux nous survolent à basse altitude. Il faut faire de longs arrêts dans les haies avant de repartir. On arrive sur un immense plateau nu, tout en champs de blé. La route qui passe par Crépy-en-Valois le traverse. Nous nous y engageons. Heureusement, la nuit va venir.

Nous marchons vers Crépy quand des artilleurs, venant vers nous, nous préviennent que le village est occupé par les Allemands, solidement installés et munis d'engins blindés. Il nous faut trouver tout de suite un autre itinéraire. Par bonheur nous avons une carte que porte le lieutenant Sauer. Il y découvre, à 1.500 mètres à l'ouest, ce que, à la faible lueur du jour finissant, on prend pour une rivière. Il faut l'atteindre sans tarder car la carte indique une dépression qui nous abritera des vues ennemies. Vite, à travers les emblavures, on atteint la fin du plateau. Là, une pente très raide et boisée, nous cause cent difficultés pour passer, surtout à ceux qui ont des vélos. Mais on finit par déboucher sur... une voie ferrée. La section de mitrailleuses du sergent-chef Mallardé s'est jointe à nous, et c'est miracle que les mulets et les voiturettes aient pu arriver jusque sur la voie. Nous sommes sur la ligne de Paris qui n'est qu'à une cinquantaine de kilomètres au sud. A gauche, le déblai nous protège, et à droite, nous dominons la vallée, ainsi qu'une route terriblement encombrée par des files ininterrompues de troupes en retraite, de camions, de chevaux, de réfugiés. Droit devant nous, la voie, libre, nous offre un itinéraire inespéré. C'est un coup de chance que nous exploitons aussitôt. Et il ne faut pas lambiner en chemin. Tout le monde a compris qu'il faut «en mettre un coup». Le capitaine et le lieutenant Sauer (qui a pris un FM) en tête, nous partons d'un pas que nous n'avons pas eu souvent. Personne n'a mal aux pieds! Ordre est donné aux FM de se tenir prêts à tirer vers la gauche à tout instant. Car la voie s'infléchit vers Crépy, et il nous faudra passer près des Allemands, presque à les toucher. En silence, dans la nuit éclairée par des incendies, nous marchons à toute allure. La gare du Duvy flambe. La voie est souvent coupée de trous d'obus. A Ormoy-Villiers, il faut traverser la route à un passage à niveau. Mais cette route est encombrée de toutes sortes de véhicules, de troupes, de réfugiés. Comment faire pour traverser ce flot?

Mais un providentiel garde républicain se trouve là. Et voici le beau dialogue qui s'engage entre lui et le capitaine: — Eh! garde, je voudrais traverser. —Vous avez du monde avec vous? —Bien sûr. Ma compagnie est derrière moi. —Vous avez votre compagnie derrière vous? —Evidemment, voyons. Alors le garde se jette au milieu de la cohue, arrête tout le monde et s'écrie: —Passez mon capitaine! Passez. J'arrête tout. C'est la première fois que je vois ça: un capitaine avec sa compagnie! Et le 6, en bon ordre, suivie des voiturettes des mitrailleurs, passa le plus aisément du monde. Nous traversons un pont miné, et nous voici au Bois-du-Roi. C'est un grand bois au sol sablonneux, couvert de fougères, où des layons se croisent, à angle droit ou en étoile, un peu partout. Même avec la carte, se diriger là-dedans, en pleine nuit, est extrêmement difficile. Des sentiers qui ne sont pas sur la carte se croisent de tous côtés. C'est un vrai labyrinthe. On se dirige à tâtons et, se couchant par terre, on s'endort. Au petit jour, le capitaine qui va à la découverte, découvre le PC du bataillon... à deux cents mètres de la compagnie. Nous saurons, par la suite, que la 5, qui s'est repliée la dernière, est «tombée sur du dur» à Crépy et que beaucoup de nos camarades ont été fait prisonniers. La «nuit de Crépy-en-Valais» reste, pour nous, un des moments critiques de la retraite.

 

La retraite sans espoir…

Le Bois-du-Roi sera toujours, pour nous, le bois où a été tué notre commandant. Nous y sommes en réserve de division, le 140 étant devant nous au contact de l'ennemi, sur les lisières du bois. Au matin, nous apprenons l'entrée en guerre de l'Italie. Et, tous, nous comprenons que la situation de la France est désespérée. Toute la journée de longues rafales de fusants arrosent le bois. Qu'allons-nous faire? Au-delà de l'Oise, on ne voit plus sur quoi l'ennemi peut être arrêté. Sur l'Ourcq, comme dans la précédente guerre? Sur la Marne et la Seine?

Malgré tout, nous sommes installés au bord des layons, prêts à recevoir l'ennemi par nos rafales de FM. Car notre régiment est, tous les jours, en position défensive et prêt à se battre. Toutes les compagnies ont, chaque jour, leur ordre de défense, et un itinéraire de repli. Tout est prévu, car nous sommes un régiment qui, dans la débâcle, reste groupé autour de son colonel qui le mène magnifiquement, comme à la manœuvre. La journée passe, au repos, malgré la perspective d'avoir à intervenir d'un moment à l'autre. La division se replie, mais elle se bat. Les fusants «rôdent» toujours sur le bois. Comme le capitaine revenait du PC du bataillon, un fusant éclate. Le commandant de Buyer, atteint d'un éclat à la tête, meurt aussitôt. Le capitaine Laurent est blessé de trois éclats.

Notre capitaine prend de suite le commandement du bataillon. Triste journée, et triste nuit. On se met à creuser des trous, on s'abrite, car, en plus de fusants, la pluie nous arrose. La nuit se passe en alertes continuelles, dans une inquiétude constante, tandis que les rafales se succèdent à l'orée du bois. Nous avons, de plus en plus, la sensation d'être manœuvrés par l'ennemi. Et nous ne savons rien de précis sur l'endroit où il est exactement. Le lendemain, le capitaine qui 'avait passé le commandement de la compagnie au lieutenant Galy nous revient, le plus ancien capitaine du Régiment étant désigné par, le colonel pour prendre le commandement du 2e bataillon privé de son chef. C'est le capitaine Champeaux, adjudant-major du 1er bataillon. Dans la journée, l'espoir renaît. Notre artillerie répond rafale pour rafale. On a l'impression que le front tient. On se demande si l'on ne va pas s'installer là. On se creuse son petit abri. Des corvées vont au village proche «acheter» des couvertures, ce qui n'est pas sans provoquer des incidents de «frontières» avec les artilleurs qui veulent tout garder pour eux. Mais le soir, on annonce une «relève». Et nous partons, à 20 heures, pour Monthyon, dans la Seine-et-Oise, où, dit-on, le régiment doit être «regroupé». Et voici que commence cette terrible nuit de fatigues que nous avons appelée «la nuit de la Marne».

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  • : Colonel Pétré, la Résistance à Marseille
  • : Biographie du Lieutenant-Colonel Jean-Baptiste Pétré, chef régional de l'Armée Secrète AS à Marseille. Archives de l'AS, de la déportation, de l'épuration. Campagne de France et Résistance durant la 2ème guerre mondiale.
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